Le prix Goncourt a été décerné cette année à Mohamed Mbougar-Sarr pour son livre La plus secrète mémoire des hommes[1] qui nous raconte l’histoire de Diégane Faye, un écrivain en quête d’une étoile, celle d’Elimane, le très jeune auteur d’un unique livre, Le labyrinthe de l’inhumain, publié à Paris en 1938 aux éditions Gemini. Appelé
Le prix Goncourt a été décerné cette année à Mohamed Mbougar-Sarr pour son livre La plus secrète mémoire des hommes[1] qui nous raconte l’histoire de Diégane Faye, un écrivain en quête d’une étoile, celle d’Elimane, le très jeune auteur d’un unique livre, Le labyrinthe de l’inhumain, publié à Paris en 1938 aux éditions Gemini. Appelé à l’époque le Rimbaud Nègre, il fut une météore qui disparut aussi vite qu’elle était apparue dans le ciel éditorial parisien, « Elimane s’est enfoncé dans sa Nuit. La facilité de son adieu au soleil me fascine (p 12). » Son auberge était à la Grande Ourse. Il s’agit bien sûr d’une fiction. Elle est basée sur l’histoire vraie de Yambo Ouologuem, prix Renaudot à vingt-huit ans en 1968 pour son roman Le devoir de violence[2] qui aborde la question de la participation des Africains à la traite négrière. Il fut accusé de traitrise et de plagiat, perdit ses procès et se retira au Mali, à Sévaré, en pays Dogons où les étoiles ne sont que des boulettes de terre lancées dans l’espace par le dieu Amma[3].
La matière de tout écrivain, c’est son imaginaire. Il s’inspire de son enfance, des mémoires partagées de sa jeunesse, de ses rencontres, ses lectures, ses amours, de sa vie en un mot. Il expire alors ses lignes d’écriture qu’il adresse à des lecteurs. Depuis Bachelard, nous savons que l’enfant se sent fils du cosmos quand le monde humain lui laisse la paix[4]. C’est la respiration d’un livre qui en fait une œuvre. Celle de Mohamed Mbougar-Sarr a le souffle long d’un imaginaire qu’il va chercher loin, dans la Voie lactée. Et si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme, disait Léon Bloy[5]. « C’était un astre noir, mais nul ne brillait plus que lui (p 438). » Tout au long du roman, Elimane est l’étoile qui apparaît sur le compost du Nigredo, l’œuvre au noir, la route de Compostelle des alchimistes qui cherchent en vain la pierre philosophale pour transformer le plomb en or, nos confuses paroles en colonnes d’un temple de mots, pour atteindre à s’en écarteler l’inaccessible étoile du Don Quichotte de Jacques Brel[6]. « Accessible, il demeurait inatteignable (p 485). »
Commencements
Il faut toujours lire les épigraphes. « Et un jour l’Œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes (p 8). » Tirée d’un livre de l’enfant terrible de la littérature chilienne, Roberto Bolaño[7], celle-ci nous indique la direction à suivre, elle est l’astrolabe des Conquérants de Jose Maria de Heredia[8] penchés à l’avant de leur navire, qui regardent des étoiles dans un ciel inconnu, pendant qu’au large des côtes d’Afrique, du Brésil et d’Argentine, les vents alizés penchent leurs antennes aux bords mystérieux du monde occidental. Comme les œuvres littéraires, les étoiles disparaissent, y compris celles que nous cherchons toute notre vie. L’incipit du roman nous donne la méthode, la bonne voie : « D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude (p 11) ». D’Amsterdam à Buenos Aires en passant par Paris et Dakar, Mohamed Mbougar-Sarr nous entraine dans un voyage initiatique à la recherche d’un écrivain disparu dont « Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisions un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n’apparaissaient qu’une fois dans le ciel d’une littérature (p 13). ». Mohamed Mbougar-Sarr est le veilleur solitaire, l’aviateur du Vol de nuit[9] de Saint Exupéry découvrant au-dessus de la cordillère des Andes que la nuit montre l’homme comme une modeste étoile dans l’ombre d’une maison qui se ferme sur son amour. Cette maison c’est l’appartement de Buenos Aires où Elimane se lie d’amitié avec deux écrivains : le grave Ernesto Sabato qui se demandait au fond de son tunnel[10], si notre vie n’était pas qu’une suite de cris anonymes dans un désert d’astres indifférents, et le subtil Polonais en exil, Witold Gombrowicz qui depuis le cosmos[11] admirait l’étendue céleste où naviguent les constellations reliées en signes zodiacaux, invraisemblables inventions de l’homme sidéré devant le chaos sidéral. Elimane y apprend le rythme de tresillo du tango au tempo de ses pulsations cardiaques et des pulsars des vingt amas d’étoiles massives effondrées au cœur de notre voie lactée. « J’ai rêvé d’Elimane cette nuit. Il me disait : Que fais-tu ici, sur cette route en orbite autour de la solitude et du silence, que fais-tu ici ? (p 138) »
Femmes initiatrices
Classiquement, respectant les codes des grands mythes, Mohamed Mbougar Sarr construit la quête solitaire de Diégane Faye au travers des femmes initiatrices, celles que le narrateur rencontre et aime et celles qui ont accompagné et aimé Elimane, d’ailleurs on se demande si ce dernier en a aimé une seule, sinon sa mère. « La littérature m’apparut sous les traits d’une femme à la beauté terrifiante (p 60). » Eva, Béatrice, Marème, Awa, Aïda, Brigitte, Thérèse, Mossane, Claire, Andrée, Fatima, Coura, Ngoné, Denise, Maam Dib, Latew, Ndé Kiraan, Tenig, la poétesse haïtienne et la mère du narrateur, chacune possède l’une des clefs pour les sortir tous deux de leur labyrinthe inhumain, mais aucune n’est Ariane pour les aider, ou plutôt ces vingt femmes sont ensemble la fille de Minos, chacune a son brin, les fils se nouent en un écheveau qui en définitive ligote tous les personnages masculins du roman dans leurs dédales solipsistes. « Elle raconta le soir sans étoiles où, chez elle, la poétesse haïtienne lui avait dit : aujourd’hui est une nuit noire au-dessus de la ville, comme la vie est une nuit noire au-dessus ou autour de nous, mais tu as écrit sa beauté noire au këriñ, au charbon noir, une élégie à la nuit noire, et elle a été l’étoile solitaire que j’ai suivie pour te trouver, Corazón (p 266). » Trois femmes brillent plus fort au firmament de Mohamed Mbougar Sarr. La première c’est Mossane la mère d’Elimane, elle est la lune dont la clarté éclipse celles des multitudes d’étoiles, comme Doguicimi[12], l’héroïne qui donne son nom au roman de l’écrivain dahoméen Paul Hazoumé, publié la même année que Le labyrinthe inhumain. La mère s’enferme peu à peu dans sa tête quand son fils parti étudier en France ne donne plus de nouvelles. Elle vivra encore quelques années sous un vieux manguier en face du cimetière du village, quasi nue, mutique, coupée du monde, avant de disparaître. Doguicimi et Mossane sont mortes d’être restées fidèles. La seconde c’est l’écrivaine Marème Siga D, que Diégane appelle l’araignée mère, comme celle que Tintin voit déformée dans le miroir du télescope en observant cette étoile mystérieuse apparue pendant une caniculaire nuit d’été dans la constellation de la grande Ourse. On ne sait pas si Marème est la demi sœur ou la cousine d’Elimane mais on sait que l’araignée c’est cette partie de l’astrolabe qui projette la carte du ciel. Les principales étoiles sont placées sur l’instrument autour du cercle de l’écliptique, lieu du soleil dans son déplacement annuel. Elle donne la route à Diégane qui la croise à Paris et à Amsterdam où les marins de Brel[13] quand ils ont bien bu, se plantent le nez au ciel, se mouchent dans les étoiles et nous montrent les dents à décroisser la lune. « Nous sommes sortis et avons longé le canal (…) Quelques étoiles s’attardaient au firmament, comme si elles s’étaient égarées sur le chemin du pèlerinage cosmique (…) Les astres aussi entonnent leur chant du cygne, que les yeux seuls peuvent entendre. Le monde est vraiment mystérieux, pensai-je alors en regardant le ciel : pour la lumière des étoiles, l’ombre s’incarne dans la lumière du jour. (p 425). » La troisième c’est Aïda, la journaliste des révolutions populaires, l’ardente amante du narrateur, rencontrée boulevard Raspail à Paris et qu’il quitte définitivement à Dakar. Elle est Vénus, l’arrivante du soir qui brûle et perce, at-Tarêq en arabe, l’une des plus belles et énigmatiques sourates du Coran. « Je sentais les lents spasmes de son sexe autour de ma verge, et la crue grossissant en elle, et l’étoile blanche en elle qui allait bientôt exploser et éclabousser l’univers jusqu’en ses confins inconnus (p 497). »
Gémeaux
On ne sait pas si Marème Siga est la demi sœur ou la cousine d’Elimane parce que l’araignée n’a pas su indiquer à Diégane quelles sont les poussières d’étoiles paternelles qui composent le corps de l’auteur du Labyrinthe inhumain. Marène sait qu’elle est elle-même la toute dernière fille qu’Ousseynou Koumakh eut à l’âge de soixante-douze ans, mais elle ne dit pas si cet homme est l’oncle ou le père d’Elimane, ou si c’est Assane, le père de l’état civil, son frère jumeau. « Je lève les yeux : il n’y a pas d’étoile brillante que je pourrais suivre ; il n’y a qu’un ciel mouvant, parfois orageux, toujours silencieux, qui tourne au-dessus du monde. Les cartes stellaires ne se laissent plus lire : le ciel aussi est un labyrinthe, et il n’est pas moins inhumain que le labyrinthe de la terre (p 146). » Elimane, qui a emporté la maison d’édition Gemini dans son naufrage littéraire est sous l’influence de cette cellule gémellaire, identique à celle des Météores de Michel Tournier[14], qui plie l’humanité à son ordre intime contre l’agencement mathématique des astres. On le voit chercher Assane son père officiel ou naturel, on ne sait pas, tirailleur sénégalais, probablement enseveli par une bombe de la première guerre mondiale dans la terre picarde. Dans sa quête on l’imagine se tenir debout au milieu du labyrinthe de la cathédrale d’Amiens, regardant le tympan pour écouter le cosmos. Quand Diégane s’arrête pour faire le plein à Mbour sur la Petite Côte au Sénégal, avant d’entamer la dernière étape de sa quête vers le village où Elimane a fini ses jours à l’âge de 102 ans, voit-il ces jeunes gens qui s’apprêtent à traverser la mer pour l’Europe via les îles Canaries, entassés jusqu’à cent dans des pirogues de pêche ? Castor et Pollux qui sauvèrent du naufrage les Argonautes sont aujourd’hui indifférents. Depuis la constellation des gémeaux, insensibles, ils les regardent dans la nuit. Leur « cas exige une formule plus radicale, c’est-à-dire plus pessimiste quant à la possibilité même de connaître une âme humaine. » La leur « ressemble à un astre occlus ; elle magnétise et engloutit tout ce qui s’en rapproche (p 11). » Au village, Diégane loupe de peu Elimane qui savait qu’il viendrait. Il savait aussi que lui-même mourrait quelques mois avant l’arrivée du narrateur. Elimane aurait pu écrire en plagiant ce qu’Albert Londres écrivait à propos du bagne de Cayenne[15], « le labyrinthe est entré en moi, je ne suis plus un homme, je suis le labyrinthe », parce que Diégane croit, tout comme le croit Mohamed Mbougar Sarr qui prête au narrateur son imaginaire étoilé, ce n’est qu’une lecture du roman, qu’Eliane est une étoile, alors qu’il est une météore et qu’il faut admettre avec Michel Tournier ce scandaleux paradoxe : le ciel brouillé des météores se permet toujours une avance sur le ciel mathématique.
La plus secrète mémoire des hommes a eu le prix Goncourt au moment où nos mémoires partagées et la vérité de l’histoire se déchirent, cent ans après que René Maran ait reçu le sien pour son roman Batouala[16] dont Amin Maalouf dans la préface de la dernière édition espère que la vision universaliste, œcuménique, réconciliatrice, qui paraît aujourd’hui si naïve, si pathétique, si anachronique, reprendrait le dessus. Les racines du ciel étoilé de Mohamed Mbougar Sarr forment un universel concret qui produira encore des chefs-d’œuvre dans toutes les littératures du monde. Parions que les dix vieux notables de la littérature française qui ont leur rond de serviette et leur couvert au Drouant, âge moyen 71 ans, masculins à 80%, y ont songé au moment des liqueurs, juste avant de décerner le prix. Le lauréat 2021 cherche ses étoiles jusque dans les remerciements à la fin de son texte. « Merci à tous les astres de ma constellation amicale, dont les lectures, les suggestions, la générosité, la seule discussion ont défait, refait, parfait ce livre ». Il a la vie devant lui et il écrit avec une plume légère qu’Icare aurait perdue en volant vers le soleil. « 15 juillet. La France a remporté la Coupe du monde de foot et le pays a célébré sa deuxième étoile sous un ciel qui en débordait (p 55). » La plus secrète mémoire des hommes s’est adressée à l‘auteur de cette recension, comme elle s’adressera, c’est certain, aux lecteurs de la lettre des Français de Côte d’Ivoire. « Ce livre s’adressait à moi. Comme s’adresse toujours à nous tout livre essentiel (p 262). » Ces deux phrases serties au cœur du livre sont elles-mêmes essentielles. Une quintessence alors, une essence cinquième, l’éther symbolique dans lequel les étoiles gravitent et disparaissent, car après tout, « il se peut qu’il n’y ait rien à trouver dans la littérature (p 581). »
[1] Mohamed Mbougar Sarr. La plus secrète mémoire des hommes. Éditions Philippe Rey. 2021
[2] Yambo Ouologuem. Le devoir de violence. Éditions du Seuil 1968. Réédition 2018.
[3] Marcel Griaule. Dieu d’eau. Fayard. 1948
[4] Gaston Bachelard. La poétique de la rêverie. PUF 2005.
[5] Léon Bloy. Le mendiant ingrat. Éditions Edmond Demain1898
[6] Jacques Brel. Don Quichotte. 1968. UMI.
[7] Roberto Bolaño. Les détectives sauvages.1998. Traduction. Christian Bourgeois 2006.
[8] José Maria de Heredia. Les conquérants. Éditions Lemerre. 1893
[9] Antoine de Saint Exupéry. Vol de nuit. Éditions Gallimard. 1931
[10] Ernesto Sabato. Le tunnel. 1948. Traduction. Éditions du Seuil 1995.
[11] Witold Gombrowicz. Cosmos. 1965. Traduction. Éditions Gallimard 1973.
[12] Paul Hazoumé. Doguicimi. Éditions Larose. 1938
[13] Jacques Brel. Amsterdam.1964. Barclay.
[14] Michel Tournier. Les météores. Éditions Gallimard. 1975
[15] Albert Londres. Adieu Cayenne. 1928. Éditions de Londres 2011
[16] René Maran. Batouala. Albin Michel. 1921
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